La place du formateur pédagogique dans une communauté de pratique
Certification d’aptitude aux fonctions de Formateur Académique
Académie de Reims session 2018-2020
Mémoire professionnel
Discipline : Documentation
Titre : La place du formateur pédagogique dans une communauté de pratique
Auteur : HUBLART Jérôme
Table des matières
1. Première partie : Expérience
1.2 TraAM documentation 2017-2018
1.2.2 Suite donnée à cette année de TraAM
1.3.1 La question des communautés de pratique
1.3.2 Le référent TraAM est-il un formateur ?
1.3.3 Y a-t-il une place pour un formateur au sein d’une communauté de pratique ?
2. Communauté de pratique et place du formateur : ce qu’en dit la recherche
2.1 Communauté de pratique : une tentative de définition
2.1.1 Définition d’une communauté
2.1.2 Qu’est-ce qu’une communauté de pratique ?
2.1.3 Ecueils ou limites d’une communauté de pratique
2.1.4 La communauté de pratique, un outil de formation ?
2.2 De la communauté de pratique à la communauté apprenante
2.2.1 Mise en place de communautés de pratique comme dispositifs de formation
2.2.2 Des communautés de pratique apprenantes
2.3 Place du formateur dans une communauté de pratique apprenante
2.3.1 Différents points de vigilance soulignés par la recherche
2.3.2 « Noyau dur », animateur, manager ?
2.3.3 Formateur au sein d’un collectif distribué
3. Communautés de pratique apprenantes dans l’Education Nationale et formateur académique
3.1 Le TraAM : une expérience de communauté de pratique
3.1.1 Le TraAM, une communauté de pratique ?
3.1.2 Le TraAM, une communauté de pratique apprenante
3.2 Formateur académique dans une communauté de pratique apprenante
3.2.1 L’expérience de référent lors du TraAM EMI 2019-2020
3.2.2 Formateur académique et référent TraAM
3.3 La communauté de pratique, un outil pour la formation au sein de l’Education Nationale ?
3.3.1 Enseignants et travail collectif
3.3.2 Communauté de pratique et développement des compétences de travail collectif
Introduction
Au cours de l’année 2017-2018, j’ai été référent d’un groupe TraAM (Travaux Académiques Mutualisés).
A ce titre, je faisais le lien entre les expertes nationales pilotant le dispositif et l’équipe académique, sous la supervision de l’IPR (Inspecteur Pédagogique Régional) de ma discipline et du responsable local de la DANE (Direction Académique au Numérique pour l’Education). Membre à part entière de l’équipe, j’en étais également le « pilote ». Nous étions tous expérimentateurs et forces de proposition.
Cette expérience m’a permis d’intégrer un groupe de personnes réunies, sur un pied d’égalité, afin de collaborer pour produire un travail. L’objectif étant d’avancer ensemble, de constituer une équipe, de coopérer, d’expérimenter et de partager ensuite nos expériences et réflexions au travers d’une publication sur le site académique, mise en avant au niveau national.
Cette expérience et mon engagement dans ces deux années menant au CAFFA m’ont incité à approfondir mon regard sur le rôle de référent dans ce contexte.
Etant à nouveau référent d’un groupe académique participant au TraAM EMI (éducation aux médias et à l’information), cette fois, j’ai décidé d’interroger cette expérience comme possible dispositif de formation, en portant un regard sur mon action en tant que référent et sur la communauté de pratique que cette action constitue a priori.
Une communauté de pratique peut-elle être un outil de formation ? Si tel est le cas, un formateur académique y a-t-il sa place et quel pourrait y être son rôle ?
Après avoir décrit dans un premier temps mon expérience en tant que référent, nous nous pencherons sur les communautés de pratique, comment les définir sous l’éclairage de la recherche scientifique et en quoi elles peuvent constituer un dispositif d’apprentissage. Ce qui nous permettra, ensuite, d’envisager la place qu’un formateur pourrait y tenir. A partir de ces trois axes de réflexions, nous reviendrons sur l’expérience du TraAM, le lien possible entre référent et formateur académique. Nous aborderons enfin la place des communautés de pratique au sein de l’Education Nationale, leur intérêt dans le contexte actuel des réseaux apprenants.
1. Première partie : Expérience
1.1 Le dispositif des TraAM
Les Travaux Académiques Mutualisés sont un dispositif piloté par la Direction du Numérique pour l’Education (DNE) et existant depuis une dizaine d’années. Il s’agit de permettre une expérimentation en académie intégrant le développement du numérique sur un thème proposé au niveau national. Couvrant des champs disciplinaires ou transversaux, la DNE définit tous les ans un thème pour chacun d’entre eux.
Les enseignants intéressés se portent volontaires dans les académies et constituent une équipe qui postule en construisant un projet autour du thème. C’est à partir de ce projet que les équipes sont sélectionnées. En plus d’un inspecteur académique régional référent, l’un des membres de chaque équipe académique en est désigné référent.
Au long de l’année scolaire, l’équipe met en place des expérimentations afin de produire une réflexion ou un travail autour du thème national. Dans le même temps, les différents membres de chaque équipe s’associent à un ou des membres d’autres équipes académiques afin de construire une collaboration interacadémique. Ces collaborations interacadémiques permettent d’enrichir la réflexion de chacun et de confronter des expérimentations portant sur certains axes du thème national.
1.2 TraAM documentation 2017-2018
Pour l’année 2017-2018, l’académie de Reims a fait partie des académies retenues pour le TraAM documentation. Le thème en était : « Repenser l’espace existant du CDI pour mieux répondre aux besoins des usagers (élèves, professeurs, personnels). Comment le professeur-documentaliste peut-il formaliser et mettre en œuvre une démarche de design thinking au sein de l’espace CDI ? » Après un travail de concertation, l’intitulé du projet académique proposé fut : « Mettre en place une démarche de projet pour construire un CDI (physique et virtuel) axé sur l’élève et les pratiques pédagogiques innovantes ».
L’équipe constituée dans l’académie de Reims était composée de sept professeur·e·s documentalistes. Cinq autres académies avaient été retenues pour ce qui concernait la documentation. Deux expertes nationales, professeures-documentalistes en établissement bénéficiant d’une décharge pour exercer au ministère, étaient en charge de la coordination de l’ensemble.
1.2.1 Référent académique
Lors de cette année de TraAM, après un échange en interne et une réflexion collective, j’ai eu le rôle de référent au sein de l’équipe.
Il s’agissait pour moi de faire le lien entre l’équipe de l’académie de Reims et les autres équipes académiques, les expertes, l’IA-IPR EVS (inspecteur d’académie-IPR établissement vie scolaire) référent et la DANE. J’étais également le garant du respect du calendrier et des échéances fixées pour la publication des différents travaux et déterminées au niveau national. Le calendrier, établi par les expertes, était le suivant :
- Juillet – août : présentation de l’équipe et de son projet aux autres référents
- Septembre : première réunion académique
- Octobre : réunion nationale
- Novembre – décembre : deuxième réunion académique et réunion nationale à distance
- Janvier – février : réflexion sur le sujet du TraAM de l’année suivante
- Mai : réunion nationale à distance et recensement des travaux du groupe
- Juin : synthèse interne et publication de la synthèse académique
A partir de cet échéancier, j’ai organisé administrativement les différentes réunions de travail de l’équipe en lien avec la DANE. J’avais également la responsabilité de la publication finale des différents travaux, en lien avec notre Interlocutrice Académique au Numérique (IAN), ainsi que la rédaction de la synthèse de nos réflexions et d’un bilan de l’année (Direction du numérique pour l’éducation (DNE), 2020).
Tout en ayant ce rôle, je restais un membre à part entière de l’équipe, au même niveau que les autres. Mes questionnements sur le sujet, même s’ils ont permis d’amorcer nos réflexions, ont été discutés comme ceux des autres. Nos orientations et les collaborations interacadémiques ont été définies ensemble.
Pour permettre à l’équipe la mutualisation, j’ai ouvert un espace sur Viaeduc, accessible aux membres de l’équipe mais il ne fut, au final, que peu utilisé. En effet, chaque collaboration interacadémique mettant en place ses propres modalités d’échange, celui-ci s’ajoutait à d’autres et s’est avéré mal adapté à nos besoins. La mutualisation académique s’est davantage déroulée par le biais d’échanges de courriels ou au cours des rencontres programmées.
En plus de l’organisation logistique, il m’apparaissait important, et comme m’incombant, de faciliter l’intégration et l’implication de chacun·e. Je pouvais m’appuyer pour cela sur la motivation des unes et des autres, puisqu’il s’agissait d’un engagement volontaire.
Au final, ma principale responsabilité fut le respect des échéances fixées et la collecte pour publication d’une présentation des travaux et réflexions de l’ensemble de membres.
1.2.2 Suite donnée à cette année de TraAM
La publication de nos expérimentations et réflexions s’est faite à la fois sur le portail pédagogique de l’académie et sur Eduscol au niveau national. Comme expliqué plus haut, l’équipe a construit son projet autour du thème de départ, proposant, en fonction de celui-ci, des collaborations interacadémiques (autour des thèmes suivants : « du biblio remix au CDI remix », « quels partenaires, quelles instances », « faire émerger les besoins : enquêtes et autres outils », « voir ce qui se fait ailleurs » et « impliquer les élèves dans le cahier des charges »), aboutissant à une synthèse s’appuyant sur la démarche de Design Thinking et principalement la première étape qu’elle définit, celle de l’idéation. Nos expérimentations et notre réflexion ont ainsi porté sur l’analyse des besoins d’un public cible, un état des lieux de ce qui se faisait déjà ailleurs et la constitution d’une équipe afin de produire de nouvelles idées. Toute ceci concernait, bien sûr, l’aménagement des espaces physiques ou virtuels d’un CDI.
A partir de ce travail, notre équipe a proposé l’année suivante une formation, inscrite au Plan Académique de Formation (PAF), sur le thème de l’aménagement des espaces d’un CDI en s’appuyant sur la méthode de Design Thinking et que j’ai animée avec une autre membre du groupe.
Cette formation a été préparée en amont avec l’ensemble de l’équipe académique du TraAM. Il s’agissait pour nous de prolonger et de réinvestir notre réflexion, à partir de la synthèse de nos travaux et de nos différentes expérimentations, et de réfléchir à ce qu’ils pouvaient apporter à nos collègues dans le cadre de leur exercice quotidien en établissement.
En outre, pour la préparation de cette formation, je me suis rendu sur le lieu du stage, un CDI dont les professeures-documentalistes étaient en demande d’aide pour en réaménager les espaces. L’entretien et les échanges que nous avons eu alors étaient destinés à mettre en adéquation leurs attentes avec celles que nous nous étions fixées en équipe.
Les expérimentations menées trouvaient ainsi une finalité concrète permettant d’aller plus loin qu’une publication seule, susceptible de provoquer le questionnement mais pas aisément réexploitable concrètement.
Notre démarche d’équipe s’est donc bien inscrite dans un cadre se rapportant à la formation, interne et co-construite dans un premier temps puis partagée et proposée dans un cadre institutionnel dans un deuxième temps.
1.3 Faire le lien, communautés de pratique et rôle de formateur : questionnements et difficultés rencontrées
Au cours de cette expérience, quelques difficultés sont apparues à mon niveau, sans toutefois constituer des freins.
L’absence de rapport hiérarchique au sein de l’équipe était, de mon point de vue, très importante.
Je n’avais pas de rôle prescriptif ou injonctif. N’étant qu’un « transmetteur », je pouvais y avoir une place à part entière, à un niveau d’échange égal aux autres. J’avais, dans le même temps, à assurer le respect du calendrier, ce qui aurait pu constituer une difficulté, un changement de rapport. Ce ne fut pas le cas mais cet équilibre ne m’a pas toujours paru simple ou allant de soi.
Ces difficultés pressenties se sont précisées par la suite et m’ont à nouveau questionné dans le cadre de mon parcours dans le cursus de certification à la fonction de formateur académique puis en étant une nouvelle fois référent d’un groupe TraAM.
1.3.1 La question des communautés de pratique
Lors de l’épreuve d’admissibilité au CAFFA, au cours de l’échange sur mon rapport d’activité, le dialogue a abordé, entre autres questions, les communautés de pratique. Un sujet que je connaissais pour en avoir entendu parler, que j’avais croisé au cours de l’une ou l’autre de mes lectures et qui m’intéressait. Mais il s’agissait d’un domaine sur lequel je ne m’étais, jusque là, pas penché de manière approfondie.
Ce thème, évoqué en parcourant mon expérience, paraissait constituer un sujet logique d’échange. Je ne m’étais pourtant pas réellement rendu compte alors que j’étais passé par ce type de communauté et que, en plus d’être des lieux d’échanges et de travail, ces communautés avaient également pu être des lieux d’apprentissage.
Certains questionnements se sont alors renforcés sur le rôle de référent que j’avais eu lors du TraAM documentation 2017-2018.
1.3.2 Le référent TraAM est-il un formateur ?
Au cours de l’année de TraAM, j’ai exercé ce rôle de référent en me conformant aux consignes et au cadre proposés par les expertes nationales. J’ai été la « courroie de transmission » entre les exigences et consignes nationales et l’équipe académique. Cela m’a-t-il pour autant placé en situation de formateur ? En ai-je adopté la posture ?
L’expérimentation, les échanges intra et interacadémiques me sont apparus comme des moteurs d’apprentissage. Ils ont permis la mise en place de la formation proposée ensuite au PAF et constituaient donc bien une étape dans sa conception. Mais le travail du groupe et de chacun des membres de l’équipe s’apparentait davantage à un échange, basé sur des expérimentations individuelles dans le but de proposer des outils de réflexion à nos collègues, qu’à une formation en tant que telle, formalisée, prise en charge et menée par l’équipe ou un membre de celle-ci. Nous étions les membres d’un groupe de recherche inscrit dans un réseau.
Etre un organisateur au niveau logistique et le garant des échéances fixées et des publications finales ne pouvait suffire à faire du rôle de référent celui d’un formateur.
1.3.3 Y a-t-il une place pour un formateur au sein d’une communauté de pratique ?
Le rôle d’un formateur académique se définit notamment à travers les compétences qui lui sont associées : penser, concevoir et élaborer, mettre en œuvre et animer, accompagner l’individu et le collectif, observer, analyser et évaluer.
En tant que référent, je n’ai pas été le concepteur d’un programme de formation ou de son scénario. Je n’ai pas été chargé d’évaluer les conditions favorisant l’efficacité de la formation et l’évolution des apprenants. J’ai eu à accompagner les membres de l’équipe, à contribuer à l’évaluation du dispositif. Tout cela s’est accompli au sein d’un groupe où les autres membres ont également contribué à l’évaluation du dispositif, à l’environnement bienveillant et sécurisant.
Tout le monde étant sur un pied d’égalité, dans un environnement non hiérarchique, les compétences spécifiques à un formateur se sont trouvées partagées.
Deux questions se posent donc :
- une communauté de pratique est-elle un lieu de formation ?
- le formateur académique a-t-il une place au sein d’un tel dispositif et laquelle ?
2. Communauté de pratique et place du formateur : ce qu’en dit la recherche
2.1 Communauté de pratique : une tentative de définition
2.1.1 Définition d’une communauté
Les communautés sont l’objet d’études historiques. La question de leur définition se pose. Nous nous arrêterons sur l’une d’entre elles, s’appuyant sur plusieurs travaux.
« Pour qu’il y ait communauté, il faut qu’il y ait rapport entre les membres (de la communauté) eux-mêmes, mutuels (ou « horizontaux », sans que cela exclue cependant des inégalités de position), et non pas hiérarchisés et polarisés sur tel ou tel personnage. » (Morsel, 2016)
Les communautés peuvent également être décrites du point de vue de l’individu. Emmanuel Mounier fait ainsi de la communauté la meilleure chance d’épanouissement de la personne (Conilh, 1966). Il définit trois degrés de développement, la société qui permet une affirmation collective (groupe politique, cénacle littéraire, …), la « société raisonnable » qui vise principalement l’agréable et l’utile et le dernier degré, qui devrait être celui que l’on cherche, permettant à chaque personne de s’accomplir. Mounier pointe également certains écueils dans le développement des communautés sur lesquels nous reviendront.
La communauté peut ainsi se définir comme un groupe de personnes ayant un rapport non hiérarchisé entre elles, ménageant une place à chacun et susceptible de permettre l’épanouissement de tous. Rien ne nous dit qu’elle est un lieu d’apprentissage ou de formation même si l’« épanouissement » évoqué par Mounier s’en approche.
2.1.2 Qu’est-ce qu’une communauté de pratique ?
Une communauté n’a pas a priori de lien avec une pratique professionnelle. Les lieux d’exercice d’une activité constituent toutefois de facto des communautés, ancrées cette fois dans une pratique. Leur constitution et leur caractéristiques ont été étudiées par Etienne Wenger notamment.
Trois caractéristiques principales sont soulignées dans ces communautés de pratiques : un engagement mutuel, une entreprise commune et un répertoire partagé.
L’engagement mutuel
Les membres d’une communauté de pratique doivent en être partie prenante, leur engagement se doit d’être dynamique. La diversité et la partialité doivent être reconnues pour permettre à chacun de trouver une place en tant qu’individu. Les désaccords constituent des moteurs d’une communauté et sont indispensables dans les relations mutuelles.
L’entreprise commune
Pour que chacun puisse s’y impliquer, les ambitions respectives doivent être prises en compte, il doit y avoir une négociation entre tous pour définir une manière de faire ensemble et un but commun. La réalité locale est un des éléments importants de l’entreprise. Cette dernière n’étant en rien figée mais en constante évolution.
Le répertoire partagé
Il s’agit de la mise en forme des différentes négociations sur laquelle s’appuie ensuite la communauté pour garder une mémoire et avancer. Le répertoire partagé est donc un témoin mais aussi une ressource pour l’engagement mutuel. Il fait parti de la réification, c’est-à-dire la traduction à travers des éléments concrets (documents, protocoles, ...) de la communauté de pratique et de son fonctionnement en un objet.
Nous nous appuierons sur ces notions par la suite.
En ce qui concerne l’apprentissage, E. Wenger le perçoit comme inhérent à la communauté de pratique. En effet, l’adaptation à un collectif ou tout simplement aux autres, à une culture et une activité communes, la recherche du bien-être et l’accomplissement personnel, constituent autant de moments d’apprentissage (Wenger, 2005). La communauté, s’appuyant sur ses pratiques et se définissant par les apprentissages qu’elle a suscités, peut donc être appelée « communauté de pratique ».
Elle pourrait désormais se définir comme un ensemble de personnes regroupées autour d’un projet commun dans une relation non hiérarchisée. En son sein, elle repose sur l’expérience de la personne et, en tant que telle, constitue un acte fondamental d’apprentissage (Mounier, 1950).
2.1.3 Ecueils ou limites d’une communauté de pratique
La communauté de pratique est donc un lieu d’apprentissage, un lieu d’acquisition et de construction de connaissances s’appuyant sur chacun de ses membres, sur les échanges et l’expérience collective. Pour qu’elle remplisse pleinement ce rôle et soit un lieu d’épanouissement, quelques difficultés sont toutefois soulignées.
Emmanuel Mounier a pointé et décrit les limites des trois degrés qu’il a définis.
Le risque de sclérose, d’enfermement au cœur d’une puissance collective peut entraîner l’envie de se soumettre à un certain conformisme, à une bonne conscience dépersonnalisante. Pour éviter cet écueil, il convient d’être ouvert aux autres communautés, de promouvoir l’échange et le dialogue.
Se soumettre au rationalisme, au « raisonnable », peut conduire à une certaine arrogance issue une nouvelle fois d’une société close. Le formalisme de la raison doit prendre en compte les personnes et pas seulement conduire à une institutionnalisation. Les sciences, les techniques, les institutions collectives constituent des relais pour l’édification d’une communauté. Ils pourraient également présenter des risques d’aliénation alors qu’ils doivent avant tout servir de base, d’appui à un élan créateur (Conilh, 1966).
Au travers des caractéristiques définies par Etienne Wenger, des points d’attention sont également soulignés.
L’engagement mutuel se doit d’être dynamique, de respecter la diversité et la partialité, les désaccords, ce qui s’accorde avec la prise en compte de la personne mise en avant par E. Mounier. L’entreprise, pour qu’elle soit commune, doit être négociée, circonscrite à un espace et la responsabilité doit y être mutuelle. Le répertoire partagé est issu de l’histoire du groupe et contribue à la construction de sa culture et de sa mémoire, dans le même temps, il constitue un repère sur lequel construire l’action future (Wenger, 2005).
En prenant en compte ces écueils et ces limites et ainsi que le soulignent E. Mounier et E. Wenger, la communauté peut être un lieu d’apprentissage.
Reposant sur l’engagement individuel, la volonté de chacun, elle semble permettre et faciliter l’auto-formation. Peut-elle également être utilisée en tant qu’outil de formation, c’est-à-dire un dispositif mis en place volontairement dans un but d’apprentissage et d’acquisition de connaissances ou de compétences ?
2.1.4 La communauté de pratique, un outil de formation ?
Telle que présentée par Etienne Wenger et Emmanuel Mounier, la communauté, ou communauté de pratique, est un lieu d’apprentissage. Michaël Nezet précise que ce type d’apprentissage est appelé « apprentissage situé », ainsi qu’il est nommé, entre autres, dans les travaux de Lave et Wenger (Nezet, 2015).
L’apprentissage situé peut se définir comme un apprentissage en situation, « sur le terrain ». Il fait appel à une théorie sociale de l’apprentissage, se différenciant en cela du concept d’apprendre en faisant (« learning by doing »). Le fait d’apprendre n’est pas perçu par l’apprenant, il s’agit d’une action inhérente à l’intégration et la participation à une communauté et à sa pratique. Ceci pose la question du contexte d’auto-formation perçu précédemment. La non-perception d’une situation d’apprentissage par l’apprenant va à l’encontre de ce qui est décrit comme de l’auto-formation. Joffre Dumazedier en parle comme d’une démarche volontaire, construite. Il s’agit d’une manière de « civiliser » les différents temps que nous vivons, temps de travail, personnels ou familiaux, libérés. C’est une forme d’autodidaxie résultant d’un désir et d’une capacité à apprendre par soimême (Dumazedier, 2002). La communauté de pratique, comme nous l’avons dit plus haut, peut favoriser cette envie. Sa constitution doit alors se faire avec cet objectif, de manière explicite. Ce qui n’est, encore une fois, pas le cas au départ.
Les trois éléments dégagés par Wenger pour décrire une communauté de pratique constituent un premier axe pour permettre d’envisager la communauté de pratique comme outil dans un contexte de formation.
L’engagement dynamique est lié à la personne et à son investissement. Il est important dans toute formation mais n’est pas lié à la formation elle-même puisqu’il dépend de l’individu. L’entreprise commune est l’objet d’une négociation conduisant à une responsabilité mutuelle. Le répertoire partagé ne l’est que si chacun se l’approprie, en comprend l’histoire et en accepte l’évolution éventuelle. Autant de points qui peuvent être communs à une formation institutionnalisée mais selon Wenger, la communauté de pratique est bien un espace d’apprentissage et non une structure de formation. Elle le devient à l’usage sans que cela soit explicite (Wenger, 2005). Comme pour l’auto-formation, il y a nécessité d’explicitation pour en faire un outil de formation.
Yuval Noah Harrari souligne que la recherche sociologique a établi un seuil critique dans l’organisation d’un groupe. Il peut exister sans hiérarchie s’il ne dépasse pas cent cinquante individus. Il existe en deçà grâce aux échanges, à la connaissance des uns et des autres, se créant ainsi sa propre culture… sans formation (Harari, 2019). La théorie de l’apprentissage situé et de la communauté de pratique comme lieu d’apprentissage met en avant un processus. Ce processus permet à la personne d’intégrer une communauté en accédant à une pratique et une culture propres à celle-ci.
A partir de ces théories et de ces constats, comment peut-on s’en emparer dans le cadre d’une formation instituée, en faire un outil de formation ?
2.2 De la communauté de pratique à la communauté apprenante
Comme nous l’avons vu, la communauté de pratique est un lieu d’apprentissage, de formation non formalisée, non conscientisée. Mais une fois ces recherches et ces conclusions mises en avant, la question se pose de faire des communautés de pratique un outil de formation puisqu’elles semblent efficaces et correspondre à un besoin en y apportant une réponse adaptée en lien avec le terrain et la pratique.
Les entreprises et divers organismes s’en sont emparé et l’ont utilisée pour faire évoluer leur organisation. C’est ce que Michaël Nezet, évoqué plus tôt, a étudié. D’autres recherches se sont penchées sur le sujet. Et c’est également le prolongement qu’Etienne Wenger a donné à ses recherches.
2.2.1 Mise en place de communautés de pratique comme dispositifs de formation
Dans sa thèse, Michaël Nezet étudie différentes communautés de pratiques mises en place pour permettre l’apprentissage et comme outil de gestion du travail de salariés, voire comme outil d’amélioration et de réflexion sur une pratique.
Stéphanie Dameron et Emmanuel Josserand ont, quant à eux, étudié la mise en place d’une communauté de pratique de dentistes. Leur étude portait sur les cycles de vie d’une telle organisation. Partant d’un modèle de cycle de vie déjà publié, ils pointent l’importance de la prise en compte des relations sous trois angles, identitaire, affectif et fonctionnel, enrichissant ainsi l’approche proposée par Wenger. Bien que difficile, l’expérimentation observée, montre que ce que Wenger a théorisé peut être réinvesti dans un cadre de formation à certaines conditions. La difficulté principale rencontrée dans la communauté de pratique observée par les deux chercheurs a porté sur la mobilisation des membres. L’équilibre entre un objectif déterminé au départ, ayant permis le financement partiel du projet, et celui de chacun des participants au dispositif n’a pas été simple à trouver. Lorsque les acteurs du projet ont de moins en moins perçu l’intérêt qu’ils pourraient retirer de leur participation aux expérimentations, un désengagement s’est développé. La motivation, présente au départ, n’a pas été réinterrogée. Perçue comme acquise, elle n’a plus fait l’objet d’un suivi. L’organisation du travail a pris le pas sur cet élément essentiel. C’est pourquoi, S. Dameron et E. Josserand ont mis en avant l’importance des relations et de leur prise en compte. Ils pointent l’importance des trois aspects évoqués précédemment (Dameron & Josserand, 2007).
La relation identitaire
Elle est celle qui permet aux participants de s’identifier au groupe et, de ce fait, de s’y investir pleinement, dans un premier temps. Mais elle ne peut se suffire à elle-même et doit laisser une place aux autres types de relation.
La relation affective
Elle porte sur le côté amical des interactions au sein du groupe. Elle vient en complément de la relation identitaire tendant à dépersonnaliser l’individu au profit du groupe. Elle permet à l’investissement de durer mais ne peut se suffire à elle-même, les relations amicales pouvant exister en dehors de la communauté.
La relation fonctionnelle
Elle doit permettre de déterminer la place de chacun au sein du dispositif et la reconnaissance de cette place. Cette relation souligne l’utilité de la participation à la communauté en s’appuyant sur les réalisations de celle-ci. Les membres sont là pour un objectif personnel en même temps qu’un objectif construit par l’ensemble de la communauté. Ils doivent pouvoir avoir une place au sein de la communauté qui leur permette d’être écouté.
Il faut trouver un juste équilibre entre ces trois aspects relationnels afin de permettre à la communauté de pratique de perdurer. L’envie de se former, de faire évoluer sa pratique, ce qui était le cas étudié, doivent être entretenus et non oubliés au détriment du seul résultat.
Les expériences décrites par Nezet concernent, quant à elles, des communautés de pratique virtuelles au sein de différentes entreprises pour lesquelles l’objectif est le partage des savoirs ou de compétences, la coopération ou la collaboration, le questionnement sur de nouvelles orientations d’entreprise, la formation initiale des nouveaux salariés. Derrière tous ces objectifs, la communauté de pratique devient, dans ces expériences, un outil de management d’entreprise. Dans ce cadre, la principale difficulté pointée par l’auteur est la place et la légitimité de la personne qui a la responsabilité de la mise en place du dispositif et de rendre des comptes à sa hiérarchie. Il y a supervision et commande descendantes, ce qui semble être une entorse à ce qu’est une communauté de pratique (Nezet, 2015). Nous y reviendrons un peu plus loin.
2.2.2 Des communautés de pratique apprenantes
Pour E. Wenger, l’utilisation de communautés de pratique dans le but d’une formation marque une évolution, de la communauté de pratique à la communauté de pratique apprenante. Une telle communauté peut ainsi être « un lieu d’acquisition du savoir » ou « un lieu privilégié de création de savoir », si certaines conditions sont respectées : si la compétence à acquérir permet une participation prenant en compte la singularité de chaque participant ou si l’expérience en ellemême est bien perçue comme spécifique (Wenger, 2005). Ceci rejoint et vient en complément des constats faits dans la partie précédente.
Que l’apprentissage soit recherché et perdure au sein d’une entreprise ou d’une organisation a suscité une approche différente. Peter Senge a étudié et théorisé ces organisations apprenantes, confirmant l’évolution issue notamment des travaux de Wenger (Senge, 2015). La recherche de Senge l’a amené à distinguer cinq disciplines nécessaires pour qu’une une organisation soit apprenante :
la pensée systémique
Il s’agit de l’ensemble des connaissances et des outils développés pour comprendre et percevoir les problèmes dans leur intégralité.
la maîtrise personnelle
Elle est ce qui nous permet d’approfondir et de clarifier notre approche des choses, de concentrer notre énergie et de développer notre patience afin de voir objectivement la réalité et nous fixer sur les buts qui nous sont les plus chers. Elle est un moteur de créativité.
les modèles mentaux
Il est important de connaître nos propres représentations du monde et de les soumettre à un examen rigoureux. Lors des dialogues que nous mettons en place, ils doivent nous aider à le faire de manière constructive en maintenant l’équilibre entre l’argumentation et l’exploration.
la vision partagée
C’est ce qui relie entre eux les membres de l’organisation, une identité et une destinée communes. Elle participe de la création, au même titre que la maîtrise personnelle, en ce qu’elle permet de construire des représentations, de les imaginer ensemble et, ainsi, de faciliter l’engagement et l’adhésion de tous, en évitant la conformité.
l’apprenance en équipe
Comme les modèles mentaux, elle s’appuie sur le dialogue et nourrit la réflexion. Elle repose sur la capacité des acteurs de l’organisation à laisser de côté leurs préjugés et à prendre part à une réflexion commune afin de permettre de révéler des pensées, des idées, qui ne pourraient l’être par un individu seul. Ceci contribue à développer les capacités de chacun, comme de l’ensemble de l’organisation, à apprendre.
Les différents travaux évoqués jusqu’ici mettent en exergue plusieurs points de vigilance à prendre en compte dans l’évolution vers une communauté de pratique apprenante. Ces points de vigilance pourraient constituer une première réflexion sur l’animation et la gestion d’un tel dispositif et en dessiner les contours.
2.3 Place du formateur dans une communauté de pratique apprenante
Au travers de ce que nous avons abordé jusqu’ici, se dessine la description d’une communauté de pratique apprenante.
Il s’agit d’un dispositif reposant sur une organisation non hiérarchique, favorisant l’épanouissement de chaque personne la composant à travers un projet commun négocié permettant la construction d’une culture partagée. L’apprentissage, constitutif du dispositif mais non formalisé dans la simple communauté de pratique, devient un levier de la communauté de pratique apprenante. L’objectif de l’apprenance est désormais explicite.
2.3.1 Différents points de vigilance soulignés par la recherche
Nous l’avons vu à travers les différentes études et théories étudiées, plusieurs difficultés peuvent apparaître, plusieurs points de vigilance sont à avoir à l’esprit.
E. Mounier souligne plusieurs risques, nous l’avons vu dans la partie 2.1.3. Ils peuvent être rapprochés de ceux mis en avant par les autres auteurs que nous avons abordés, E. Wenger, S. Dameron et E. Josserand.
P. Senge, quant à lui, définit sept difficultés auxquelles peut se trouver confrontée une organisation apprenante. Ceci vient enrichir et compléter ce que nous avons vu précédemment.
Vue d’ensemble et recul
Elles concernent tout d’abord la première des cinq disciplines qu’il a déterminées, la pensée systémique. Les freins qu’il avance sont les suivants : une trop grande identification à son poste, ce qui empêcherait une prise de recul et une analyse plus générale, et la propension à chercher ailleurs l’explication des difficultés rencontrées quand elles peuvent aussi venir de soi ou de l’organisation. Ceci rejoint les préoccupations de E. Mounier concernant l’enfermement et la sclérose, dus à une trop grande centration sur soi-même ou sur le groupe, ainsi que l’arrogance pouvant résulter de cet enfermement poussant à penser que la raison est l’apanage de la communauté et que les problèmes ne peuvent que lui être extérieurs. On trouve également dans cette préoccupation la confirmation de l’importance d’un engagement mutuel mis en avant par E. Wenger, la prise en compte de l’avis de chacun permettant d’enrichir les points de vue. Cela rejoint également l’importance des relations identitaire, amicale et fonctionnelle soulignée par S. Dameron et E. Josserand, celles-ci permettant à tous de déterminer et enrichir l’entreprise ou le projet commun et d’y avoir une place.
Un temps détaché du quotidien
P. Senge souligne ensuite le risque de l’illusion de la proactivité. Une organisation apprenante existe notamment pour anticiper les besoins, pour prendre le temps d’étudier ce qui se passe et ne pas se laisser devancer par des évolutions que l’on ne perçoit pas. Ceci rejoint la nécessité d’une vision d’ensemble mais également celle de ne pas être contraint par le temps ou des impératifs à court terme. Ce qui rejoint d’ailleurs l’une des autres difficultés avancées par P. Senge, à savoir la fixation sur les événements. Nous nous éloignons ainsi de la proactivité revendiquée pour nous rapprocher de la réactivité, la motivation de l’action étant alors altérée. Le problème du temps pour construire une réflexion est encore souligné dans ce qu’il appelle la « parabole de la grenouille ébouillantée », celle-ci ne percevant les changements que s’ils sont brusques et se trouvant incapable de réagir si le changement est plus lent et progressif. Cette réflexion prenant du temps correspond à l’entreprise commune d’E. Wenger et au répertoire partagé, qui ne peut se créer rapidement. Elle rejoint également la nécessité d’une maîtrise personnelle, de connaître ses modèles mentaux et de chercher une vision partagée. Le temps de la communauté doit pouvoir s’affranchir des aléas et préoccupations du quotidien.
Accepter de se remettre en cause et de pouvoir apprendre de tous
L’apprenance en équipe se construit sur les échanges et le temps évoqués plus hauts mais aussi sur la capacité à accepter de revenir sur ses expériences, d’en assumer les erreurs et leurs conséquences éventuelles. L’expérience n’est pas suffisante pour apprendre. L’apprenance s’appuie sur ce que nous décrivons dans les deux paragraphes précédents, le temps, l’écoute et le partage, et sur la nécessité d’un répertoire partagé gardant la mémoire de l’histoire des apprentissages et des expérimentations menées par la communauté. Les membres doivent accepter de ne pas produire une réponse sans analyse ou sans erreur.
Un rapport différent à la hiérarchie
Il convient enfin de ne pas faire de la communauté de pratique apprenante un objet devant aller dans le sens des vœux de la hiérarchie. Il s’agit bien, une fois l’équipe constituée, d’un dispositif indépendant ne risquant pas de tomber dans un consensus mou pour ne pas déplaire à ses supérieurs et pouvoir prétendre à une reconnaissance et les éventuelles promotions qui pourraient y être corrélées.
Tous ces aspects pointés du doigt constituent non seulement des points de vigilance mais également des angles permettant de percevoir quel pourrait être le cadre d’intervention d’un formateur au sein d’un tel dispositif. Une place allant au-delà du simple rappel des échéances et de la commande éventuelle.
2.3.2 « Noyau dur », animateur, manager ?
Dans l’étude de Stéphanie Dameron et Emmanuel Josserand comme dans la thèse de Michaël Nezet, d’autres constats sont faits, qui peuvent également nous permettre d’avancer dans cette réflexion sur la présence d’une personne, au sein d’une communauté de pratique, ayant un rôle comparable à celui d’un animateur.
En ce qui concerne l’étude, nous constatons qu’au sein de la communauté de pratique mise en place, un « noyau dur » a été établi, une sorte de comité de pilotage regroupant des personnes chargées de dynamiser la communauté et d’établir le calendrier des différents travaux et expérimentations mis en place. Ce noyau dur a connu les mêmes difficultés que l’ensemble de la communauté de pratique, l’engagement mutuel et l’entreprise commune n’ont plus paru aussi clairs pour tous et ont entraîné une difficulté dans la conception d’un répertoire partagé. Il s’agit d’un problème dans l’articulation entre la participation et la réification, nœuds principaux d’une communauté de pratique selon Wenger. C’est à partir de ce constat que Dameron et Josserand dégagent l’écueil évoqué plus haut, celui de l’importance de la prise en compte des relations. A cela s’ajoute, pour les auteurs, l’importance pour les membres de la communauté du maintien de la motivation, celle-ci passant par le fait, pour chaque personne, de retirer quelque chose de leur investissement, connaissances, procédures (Dameron & Josserand, 2007).
Michaël Nezet pointe, quant à lui, le problème que nous nous posons, à savoir la place éventuelle occupée par l’animateur de la communauté. Nous l’avons vu, cette difficulté apparaît quand la communauté de pratique évolue vers un dispositif apprenant. En effet, selon Wenger, une communauté de pratique n’a pas au départ d’animateur. Elle se constitue autour des trois axes qu’il met en avant. Ce qu’étudie Nezet, c’est la mise en place d’un tel dispositif avec un objectif qui serait préétabli par un élément externe et avec une échéance déterminée. La place et le statut de l’« animateur » d’une telle communauté n’est alors pas simple à déterminer, entre tuteur et manager. Sa légitimité n’est pas suffisamment reconnue et certaines difficultés s’y ajoutent : maintenir la participation de chacun, former une communauté de réflexion, maîtriser le renouvellement important et parfois rapide, lutter contre un manque de reconnaissance, réussir à mettre en place des rencontres réelles s’avérant indispensable à la bonne marche du dispositif, le tout-à-distance ne suffisant pas (Nezet, 2015).
D’autres approches et recherches éclairent ou enrichissent sous un jour différent le problème que nous nous posons. Il s’agit de recherches ne s’appuyant pas explicitement sur la théorie des communautés de pratiques mais proposant un retour sur différentes approches théoriques ou un modèle théorique permettant d’appréhender sous un angle différent ce que nous étudions.
2.3.3 Formateur au sein d’un collectif distribué
Pour prolonger la question de la place qu’un formateur peut occuper, il s’avère intéressant d’effectuer un retour sur différentes théories ayant jalonné et interrogé la pédagogie de groupe, c’est ce que propose la thèse de Philippe Mérieu sur l’apprentissage en groupe. A travers son exploration, cette recherche met en avant l’équilibre délicat qu’il convient de maintenir entre un objectif de production, pouvant conduire à contourner et finalement oublier la recherche d’un apprentissage pour les apprenants, et la nécessité de prendre en compte les relations sans tomber dans une dérive fusionnelle (Meirieu, 1996).
Richard Elmore, professeur en leadership de l'éducation à la Graduate School of Education de Harvard, a publié une théorie résultant de ses recherches dans un MOOC (Massive Open Online Course) (Elmore, 2019).
Il distingue plusieurs modes d’apprentissage en fonction de l’organisation de celui-ci et de la relation qui s’installe entre l’apprenant, l’enseignant et le savoir. Les dispositifs qu’il distingue sont au nombre de quatre, il les appelle des quadrants. Il y a ainsi l’individuel hiérarchique, le collectif hiérarchique, l’individuel distribué et le collectif distribué.
Individuel hiérarchique
Ce quadrant représente un dispositif où l’apprentissage se fait de manière individuelle, basé sur des contenus académiques et nécessitant un guidage important de la part de l’enseignant. Sa réussite est mesurée par des évaluations pour chaque apprenant, sous la responsabilité de l’institution, destinées à prédire l’insertion professionnelle et sociale de chaque individu.
Chaque apprenant réussit en fonction de son engagement et l’organisation du travail, des connaissances et des compétences est du ressort de l’enseignant.
Il s’agit là du modèle traditionnel de l’enseignement, descendant et simultané. Une personne enseigne à plusieurs élèves en même temps, chaque élève apprend individuellement.
Collectif hiérarchique
L’accent est porté, comme son nom l’indique, sur l’apprentissage collectif dans ce quadrant. Il s’agit d’apprendre des valeurs communes au travers notamment de la collaboration. Ce sont de nouveaux les enseignants qui guident les apprenants, créant les conditions sociales de l’apprentissage. Les normes à acquérir sont basées sur les valeurs de la communauté dans laquelle a lieu l’apprentissage.
Ce dispositif renvoie aux modèles d’apprentissage du type sportif où chacun à une place définie par l’adulte et chacun apprend avec les autres et les interactions qui se créent mais dans la spécificité dévolue à chacun par l’enseignant.
Individuel distribué
Les apprenants sont les acteurs de leur formation, ils choisissent ce qu’ils veulent apprendre et par quel biais (établissements d’enseignement ou de formation, dispositifs en ligne, ...). Ce sont eux qui évaluent leur réussite en fonction de leurs attentes.
L’apprentissage se fait de manière individuelle, tout comme l’enseignement. Ce modèle se rapproche des formations proposées en ligne et choisies par les participants parmi une offre diversifiée.
Collectif distribué
Les apprentissages sont le choix de chacun au sein d’un groupe, guidés par des valeurs ou des intérêts partagés. Le groupe se forme autour d’objectifs communs à ses membres. L’apprentissage se fait par l’échange, chacun a à apprendre des autres et à apprendre aux autres, il se fait par le biais d’interactions sociales. Les personnes sont libres d’intégrer la communauté ou l’intègrent parce qu’ils ont des objectifs communs avec elle. Les apprentissages y sont individuels et collectifs.
La communauté de pratique, en partant des définitions qu’en donnent Emmanuel Mounier et Etienne Wenger, s’inscrit dans le collectif distribué. Il n’y a pas de hiérarchie et l’apprentissage est le fait de l’engagement et de la place de chacun·e et des échanges qui s’instaurent, les objectifs y sont négociés, une culture s’y forme, propre à chaque communauté, pour l’épanouissement et dans le respect de chacun·e.
A partir de ces distinctions, Elmore envisage la place et le rôle de celui ou celle qu’il appelle le pilote pédagogique dans chacun de ces dispositifs.
Pour celui qui nous intéresse, le collectif distribué, il s’agit de :
« identifier et soutenir les valeurs, les croyances et les objectifs communs qui unissent la communauté d’apprentissage. Le plus souvent, cela signifie s’ouvrir aux autres membres de la communauté en proposant des options éducatives sans chercher à les imposer. » (Elmore, 2019)
A partir de la définition d’une communauté de pratique apprenante et des recherches effectuées autour de ce sujet, nous pouvons percevoir les enjeux de sa mise en place, les écueils d’un tel dispositif et, par conséquent les points de vigilance sur lesquels porter son attention. Ainsi se dessine les contours de la place qu’y aurait un formateur académique.
3. Communautés de pratique apprenantes dans l’Education Nationale et formateur académique
Une communauté de pratique existe par elle-même, sans être créée. Lorsqu’elle devient un dispositif d’apprentissage explicite, sa mise en place peut s’avérer délicate. De nombreux points doivent être pris en compte, au départ puis tout au long de son évolution, pour lui permettre de progresser ainsi qu’elle le ferait de manière « naturelle ».
A la lumière des éléments que nous avons collectées dans la partie précédente, nous pouvons revenir sur l’expérience des TraAM et l’interroger de manière plus éclairée.
3.1 Le TraAM : une expérience de communauté de pratique
Tout d’abord, il convient de nous assurer que le dispositif du TraAM correspond bien à une communauté de pratique telle que nous l’avons vu définie dans la partie précédente. Nous approfondirons ensuite afin de voir en quoi il s’agit d’un outil apprenant.
3.1.1 Le TraAM, une communauté de pratique ?
Une équipe académique TraAM a-t-elle les caractéristiques d’une communauté de pratique ? Peutelle être définie par un engagement mutuel, une entreprise commune et un répertoire partagé ?
L’engagement mutuel
Les membres d’une équipe académique participant au TraAM font acte de candidature. Il s’agit d’un choix personnel, l’équipe étant ensuite constituée de ceux qui ont postulé.
Dans le fonctionnement du dispositif, nous l’avons vu, chacun s’engage dans la rédaction du projet commun, celui-ci constituant ensuite la réponse au niveau académique à l’appel d’offre national en vue de la sélection des équipes. Ensuite, au sein de l’équipe académique puis dans les collaborations interacadémiques, chacun s’engage dans une réflexion et une expérimentation. L’expérimentation servant à nourrir la réflexion. La réflexion servant à l’équipe à avancer dans son projet, celui-ci se nourrissant des apports de chaque membre et de l’ensemble. Il y a un engagement dynamique, une place pour la diversité et la partialité, base de la construction et de l’enrichissement du projet, et l’instauration de relations mutuelles, favorisées par les rencontres et les échanges.
L’engagement mutuel constitue l’une des dynamiques du projet, il est l’un des moteurs du travail de l’équipe, de sa richesse plurielle et de ses apprentissages.
L’entreprise commune
Dans le cas du TraAM, l’entreprise commune peut aussi être appelée projet commun. Le projet commun se décline à différents niveaux, il y a tout d’abord le thème national qui est ensuite décliné dans chaque académie. Cette déclinaison prend la forme d’un projet au niveau académique. Il fait l’objet d’une co-construction en amont, la candidature étant rédigée de manière collaborative par l’ensemble de l’équipe, et s’appuie sur des objectifs que chacun s’efforce ensuite d’atteindre. Il s’agit d’un projet commun négocié et construit pour que chacun s’y inscrive sous un angle qui lui est propre, personnel.
Le répertoire partagé
Le travail et l’évolution de l’équipe pédagogique font l’objet de comptes-rendus et d’échanges réguliers. Ces documents sont destinés, non seulement à rendre compte à la hiérarchie, au passeur de commande, mais également à permettre à chacun d’avoir un point d’appui quand cela est nécessaire. Ils racontent et enrichissent l’histoire du groupe, ses négociations, ses réflexions, ainsi que l’engagement de chacun et ses expérimentations.
Tous ces écrits destinés à documenter le travail forment une ressource sur laquelle prend appui l’engagement mutuel et le projet commun, permettant les relations et s’enrichissant de points de vue et d’approches différents.
3.1.2 Le TraAM, une communauté de pratique apprenante
Les équipes académiques TraAM s’apparentent à des groupes de recherche. Il s’agit d’expérimenter sur un sujet afin d’enrichir la pratique non seulement des participants à ce dispositif mais aussi de l’ensemble des collègues d’un champ disciplinaire, et même au-delà, ou susceptibles de prendre en charge un domaine d’éducation, comme l’éducation aux médias et à l’information (EMI).
Ce dispositif rejoint ainsi une des descriptions, évoquées plus haut, que propose E. Wenger pour les communautés de pratique, à savoir un lieu d’acquisition et de création de savoir. Nous sommes alors dans une communauté de pratique apprenante (Wenger, 2005).
Cette communauté de pratique apprenante combine deux types de communautés définies par Martine Leclerc et Jean Labelle dans leur description de différents types de communautés existant dans le système scolaire. Elle est à la fois une communauté de pratique, « un groupe de personnes ayant en commun un domaine d’expertise ou une pratique professionnelle qui se rencontrent pour échanger, partager et apprendre les uns des autres », et une communauté d’apprentissage, « un dispositif qui vise au développement de la pratique pédagogique, à l’acquisition d’un savoir individuel et collectif et à la quête de sens » (Leclerc & Labelle, 2013). Nous pouvons la distinguer de la communauté d’apprentissage professionnelle située au niveau d’un établissement (Gibert, 2018) quand la communauté de pratique apprenante regroupe des membres venus de l’ensemble d’un territoire.
Le terme de communauté de pratique apprenante correspond à ce qu’est une équipe académique participant à un TraAM. Il s’agit de plus d’une communauté non refermée sur elle-même, en lien avec d’autres, les autres équipes académiques, ce qui permet d’éviter cette sclérose, cet enfermement, dont E. Mounier fait l’un des écueils.
3.2 Formateur académique dans une communauté de pratique apprenante
Une équipe académique TraAM correspond à ce que la recherche décrit comme une communauté de pratique apprenante.
Au sein de ce dispositif de recherche et d’apprentissage, il s’agit à présent de définir, à partir de ce que nous avons vu dans la deuxième partie, le rôle du référent et en quoi il peut constituer l’une des facettes et enrichir celui de formateur académique.
3.2.1 L’expérience de référent lors du TraAM EMI 2019-2020
Le TraAM EMI 2019-2020
En avril et mai 2019, suite à l’appel à candidature pour les TraAM 2019-2020, une dizaine de professeurs-documentalistes de l’académie de Reims ont manifesté leur intérêt pour le thème portant sur l’EMI. L’équipe s’est constituée ainsi et a élaboré à distance, par le biais d’un outil collaboratif en ligne, le projet qu’elle envisageait pour s’intégrer dans le thème proposé et mener ses expérimentations.
Il s’agissait de s’interroger « sur l'impact des réseaux sociaux et des technologies émergentes (recherche visuelle, recherche vocale, reconnaissance et synthèse vocales...) sur les pratiques de recherche et l’évaluation de l’information dans un contexte de nomadisme accru ». L’intitulé du projet de l’académie de Reims, décliné du thème national, est le suivant : « Bulles de filtre, réseaux sociaux, reconnaissance visuelle, nomadisme. Comment former les élèves à la recherche d'information 3.0 ? ».
L’équipe académique est constituée de dix enseignants, la moitié faisaient partie du TraAM documentation 2017-2018, une avait participé à un TraAM en 2010-2011 et quatre autres découvraient le dispositif. Cette variété d’expériences dans le dispositif est un facteur d’évolution, les communautés de pratique pouvant être définies comme des histoires partagées d’apprentissage sur lesquelles s’appuyer pour avancer, se réinventer (Wenger, 2005). Je me suis proposé comme référent de l’équipe.
Une nouvelle expérience de référent
Cette nouvelle expérience n’a pas différé fondamentalement de la première. Ma perception a toutefois évolué entre les deux, le fait de l’avoir déjà vécu me donnant un point d’appui pour me situer.
L’équipe a été constituée dès le début du mois de mai. Contrairement au TraAM documentation 2017-2018, j’ai été désigné référent dès ce moment ce qui m’a permis de me situer et d’être identifié plus rapidement. Le projet a été rédigé ensemble à partir d’un document collaboratif en ligne, comme la première fois. La volonté de créer une dynamique de groupe sans hiérarchie était présente et consciente de ma part dès ce moment. Les discussions ont pu s’amorcer, chacun s’appropriant la réflexion commune et y participant. Un engagement mutuel pour la conception d’une entreprise commune et le début d’un répertoire partagé.
Le groupe s’est ensuite rencontré pour définir ses orientations et échanger, cette fois, en présentiel autour du projet qu’il avait écrit. Cette première rencontre s’est déroulée avant la rencontre, également en présentiel, des référents à la Direction au Numérique pour l’Education (DNE) au Ministère de l’Education Nationale. Elle a aidé à préparer la rencontre nationale et m’a permis de mieux cerner l’équipe pour pouvoir véritablement parler en son nom. Il s’agissait d’un objectif de ma part, réfléchi en amont, issu de mon expérience précédente. La réunion nationale des référents a été l’occasion d’échanger sur les projets des différentes équipes et de donner une certaine orientation aux projets en fonction de celles du ministère.
De par son organisation, notamment la collaboration interacadémique, le TraAM évite certains risques, pointés par E. Mounier, de sclérose, d’enfermement. L’équipe en elle-même le permet également, regroupant des enseignants exerçant dans différents établissements et nourrissant ainsi la réflexion des uns et des autres, l’enrichissant.
Pour approfondir la réflexion, une journée de travail a ensuite été programmée au niveau académique. Cette deuxième rencontre avait pour but de détailler les différents projets et de les formaliser selon les dernières précisions nationales dont j’étais le rapporteur, en prenant appui sur l’engagement mutuel.
L’investissement de chacun constituant une réalité indiscutable, le dispositif reposant sur la base du volontariat, un autre objectif de cette journée, outre les projets à approfondir, était de confirmer les collaborations interacadémiques à partir des échanges du groupe de référents. Elle était aussi l’occasion de maintenir la dynamique du groupe et de consolider le but commun. Dans la suite de celui de 2017-2018, je souhaitais me positionner en tant que membre du groupe et facilitateur de la réflexion et de sa progression. Cela signifiait, entre autres, favoriser les échanges par le dialogue, tel qu’il est décrit par P. Senge. Un dialogue qui met de côté les préjugés de chacun et aide à réfléchir ensemble, qui laisse la place aux contradictions et aux différences de points de vue pour que chacun s’y retrouve. Ce type de dialogue favorise l’expression des ambitions de chaque membre et leur prise en compte. Il permet également de s’adapter aux réalités locales, deux aspects importants selon E. Wenger dans le cadre d’une communauté de pratique.
La dynamique du groupe, son engagement mutuel et la précision d’un but commun ont permis de construire ensemble une trame interne commune de présentation et de description de chaque projet. Une trame non rigide permettant à chacun de l’adapter à sa propre réalité. La construction commune de ce cadre a donné, de mon point de vue, la possibilité de se décentrer et d’approcher une vue plus globale sur le sujet. Le répertoire partagé prenait forme.
3.2.2 Formateur académique et référent TraAM
Points de vigilance et référent TraAM
Les points de vigilance, que nous avons découverts dans la deuxième partie, explicités par la recherche sont une entrée pour l’action du référent. Ils ont enrichi ma posture en évolution après ma première expérience.
Vue d’ensemble et recul : pensée systémique
Nous l’avons vu, le risque de sclérose, d’enfermement sur soi-même, est moins important dans la structure du TraAM du fait des collaborations interacadémiques et d’un lien suivi au niveau national par deux experts. Néanmoins, cette organisation des TraAM en réseau se doit d’être utilisée, certaines équipes académiques ayant tendance à privilégier la collaboration interne. Un certain conformisme pourrait émerger, dû à l’absence de regard extérieur, de réflexion différente, ainsi que le décrit E. Mounier (Conilh, 1966). La construction en réseau des équipes académiques est un outil pour le référent qui lui permet d’empêcher cette sclérose éventuelle et de permettre une vision plus étendue, plus complète, du thème.
Temps détaché du quotidien et épanouissement : apprenance en équipe
L’épanouissement de chaque membre constitue l’une des caractéristiques d’une communauté mais également un point de vigilance (Mounier, 1950). Cela rejoint et s’intègre à la description d’une communauté de pratique par E. Wenger. L’épanouissement est essentiel pour que l’engagement mutuel puisse se pérenniser. Il est aussi l’un des éléments qui permet la négociation et la détermination du but commun, chacun devant s’y retrouver et y retrouver ses objectifs propres. Il est donc important pour le référent de s’assurer que chacun trouve sa place et soit pris en compte dans l’équipe. Il est également important que chacun puisse, à son rythme, avancer sur son propre chemin en se nourrissant des différents points de vue et connaissances des participants, au niveau académique comme interacadémique.
Médiation pour accepter de se remettre en cause et apprendre de tous : maîtrise personnelle et modèles mentaux
Le suivi de chacun et du groupe apparaît comme indispensable et n’allant pas forcément de soi. C’est un rôle de médiateur dans les échanges que doit alors avoir le référent afin de permettre à chacun d’écouter les autres et d’être écouté d’eux. Il ne s’agit pas de prendre parti mais bien de faciliter cette écoute. C’est notamment dans ce sens que sont orientés les constats de Claire et Marc Héber-Suffrin autour de leur expérience de la mise en place et de l’animation des Réseaux d’Echanges Réciproques de Savoirs (Héber-Suffrin & Héber-Suffrin, 1992). La médiation et la mise en confiance sont des points essentiels, médiation entre les personnes et médiation dans la mise en place des échanges.
Répertoire et vision partagés
Le répertoire partagé constitue un autre point de vigilance. Il s’agit d’en faciliter son existence et son développement, sa caractéristique de référence en évolution permanente. Etant donné que, dans le cadre du TraAM, les membres sont répartis sur l’ensemble de l’académie, il apparaît important de rendre ce répertoire accessible à tous. Lors de ma première expérience, j’avais utilisé Viadéo qui se révéla finalement peu adapté à l’usage, manquant d’une certaine souplesse. Pour cette année 2019-2020, le nouvel outil proposé aux enseignants, Tribu, s’avéra plus adapté. Il a permis à la fois de garder la mémoire des réflexions et des documents créés par l’ensemble du groupe ou par chacun, de les organiser et de faciliter la collaboration. J’ai ainsi pu proposer la création d’espaces dévolus à certaines collaborations interacadémiques et accessibles uniquement à ses membres.
Un rapport différent à la hiérarchie
L’existence du référent permet de détacher le groupe des rapports hiérarchiques. Il est en effet celui qui rend compte, qui lie, sans imposer. Les membres de l’équipe n’ont pas ce contact qui pourrait inciter à un plus grand conformisme ou à freiner la créativité.
Médiateur et facilitateur, être en soutien
Un rôle de facilitateur et de médiateur est ce qui paraît le mieux définir la place du référent. En tant que facilitateur, l’organisation logistique du groupe est un point qui apparaît au final comme essentiel. Cela passe par la combinaison de rencontres de travail en présentiel, de création d’un espace commun accessible à tous afin que le travail et les échanges amorcés en présentiels puissent se poursuivre et soient conservés. Les discussions entre les réunions se sont faits par le biais d’échanges de mails et de rencontres informelles lors de formations inscrites au PAF, par exemple. L’équipe existait aussi dans ces moments-là. En ce qui concerne l’information, nationale notamment, les deux dispositifs précédents, Tribu et échanges de mails ont constitué un ensemble complémentaire.
Dans les travaux de S. Dameron et E. Josserand, nous avons vu que l’aspect relationnel était également un point important. Ce relationnel était décliné selon trois axes, identitaire, affectif et fonctionnel. En ce qui concerne le premier, c’est un écueil important puisque la question de l’identité est également au cœur des freins énumérés par P. Senge, à travers le risque d’une trop grande identification à son poste, par exemple. La prise de recul est importante, comme le souligne un autre frein, celui de la fixation sur les événements. Il faut la faciliter, le groupe étant un outil sur lequel s’appuyer, les différents points de vue échangés pouvant susciter cette prise de recul. L’écoute de chacun s’avère un élément clé à ne pas négliger.
Outre ce rôle de facilitateur, notamment décrit par Carl Rogers (Bertrand & Valois, 1994), le référent est également, au sein de cette communauté s’apparentant à un collectif distribué, celui qui soutient sans s’imposer (Elmore, 2019). Ceci permet de ne pas être confronté à ce que P. Senge appelle « le mythe de l’équipe de direction », cette attitude qui consiste à aller dans le sens des supérieurs pour ne pas se fermer des opportunités éventuelles de promotion ou de progression et qui empêche toute contradiction pouvant pourtant s’avérer positive dans l’évolution, la construction et l’adaptation des objectifs communs.
Référent TraAM et compétences du formateur académique
Au travers des travaux de recherche et de l’expérience du TraAM, nous percevons la place à prendre pour le référent dans une communauté de pratique apprenante. Le rôle qui en découle peut être mis en parallèle avec les compétences professionnelles définies dans le référentiel du formateur de personnels enseignants et éducatifs.
Penser, concevoir, élaborer
Le rôle de référent allie « l’identification des conditions favorisant l’efficacité de la formation », comme l’association de réunions en présentiel, d’échanges à distance et la création d’un espace commun de partage, ce qui rejoint « l’anticipation des moyens logistiques ». Il est également le garant du lien entre la commande institutionnelle, en l’occurrence la DNE, et ce que nous avons appelé l’épanouissement des participants, la possibilité pour eux de trouver leur place et de s’intégrer à une réflexion commune. L’« élaboration d’écrits professionnels » se retrouve dans la rédaction d’une synthèse et d’un bilan de l’action.
Mettre en œuvre – animer
L’environnement bienveillant et sécurisant est un impératif souligné dans les caractéristiques de la communauté de pratique, la notion de dialogue, tel que défini par P. Senge, y jouant une part importante. Ce dialogue qui permet la construction de la réflexion du groupe est une modalité d’accompagnement des apprenants mise en avant dans les écrits que nous avons cités précédemment. Il est l’un des éléments permettant d’articuler les relations entre le groupe et les personnes, incluant une écoute attentive de la part de tous.
Accompagner l’individu et le collectif
L’engagement mutuel, l’entreprise ou but commun élaboré en équipe, constituent des axes permettant l’accompagnement de l’individu dans le collectif ou du collectif en prenant en compte chaque personne. Outre la conception avec l’équipe d’une réflexion et d’une progression, accompagnée de la mise à disposition d’outil destinés à la création d’un répertoire partagé, le travail du TraAM, consistant en une expérimentation découlant d’une réflexion et la nourrissant en retour, appelle un travail permanent de rétroaction.
Observer – analyser – évaluer
L’expérimentation, cœur du dispositif TraAM, se fait en direction des élèves en ayant pour objectif l’enrichissement des propositions pédagogiques qui peuvent leur être faites. Il s’agit, de plus, d’un groupe d’échange et d’expérimentation de pratiques dans lequel chacun porte une analyse sur son travail et celui des autres. Le référent est chargé de l’évaluation de l’ensemble à travers le bilan qu’il doit remettre aux experts nationaux.
Les points de vigilance et les principales caractéristiques d’une communauté de pratique permettent au formateur académique d’y avoir sa place.
3.3 La communauté de pratique, un outil pour la formation au sein de l’Education Nationale ?
Nous l’avons vu, une communauté de pratique n’est pas, au départ, un dispositif destiné à la formation. Il s’agit d’une réalité qui s’installe quand des personnes sont liées dans une entreprise commune avec un engagement mutuel. Engagement qui implique une interaction avec les autres, une construction négociée, et pour lequel, l’entreprise est entendue dans le sens du but dans lequel s’investir. L’activité générée par ces deux éléments mène à la création d’un répertoire partagé permettant de garder la mémoire de l’action, des apprentissages qui en ont découlé et des processus mis en œuvre, sur lesquels tous peuvent s’appuyer, auxquels chacun peut se référer.
S’il ne s’agit pas, à l’origine, d’un outil de formation, nous l’avons vu, elle peut le devenir. Il est intéressant, pour élargir notre point de vue, de s’interroger à présent sur l’intérêt qu’il y aurait à l’utiliser comme tel, en quoi cet outil peut présenter un atout pour la formation dans l’Education Nationale, au-delà du dispositif TraAM, dans le cadre d’un désir de développer le travail collectif.
3.3.1 Enseignants et travail collectif
Dans son étude sur le travail collectif enseignant, Anne-Françoise Gibert souligne la contradiction inhérente à la volonté d’un travail collectif enseignant et les freins persistants (Gibert, 2018).
Il y a une volonté de développer le travail en équipe des enseignants, tant au niveau européen, comme le rappellent Guillaume Escalié et Sebastien Chaliès (Escalié & Chaliès, 2011) qu’au niveau national ainsi que le souligne Caroline Letor (Letor, 2015).
Cette volonté est notamment inscrite dans le référentiel des compétences des métiers du professorat et de l’éducation de 2013. Il y est question de coopération, de contribution à la communauté éducative et d’un engagement dans une démarche individuelle et collective de formation. Ceci peut constituer une évolution difficile, le travail enseignant étant historiquement perçu, par ceux qui exercent ce métier, comme individuel, destiné à un groupe classe et isolé dans une salle, enfermé dans une discipline et un emploi du temps pour le secondaire. Les enseignants ont historiquement et, jusque dans l’exercice de leur métier, été seuls. La liberté pédagogique pousse à mettre en avant cette part individuelle du travail, à en faire une culture professionnelle. Le fait que la mise en place de collaborations ou de coopérations ne bénéficie pas d’un temps dégagé, délimité, peut également expliquer le manque de travail en commun (Gibert, 2018). Il existe pourtant une motivation chez les enseignants pour l’échange. Mais renforcer cette tendance peut être à double tranchant si elle fait l’objet d’une injonction descendante. En effet, pour que le travail en commun soit source d’apprentissage, il doit être choisi par les personnes concernées et non imposé pour ne pas être confronté à une résistance (Letor, 2015).
La propension et le recours au travail collectif peuvent être favorisés s’ils s’intègrent à la culture des enseignants et si les compétences qu’ils nécessitent sont développées, par le biais de la formation initiale ou continue. Pour cela, il faut garder à l’esprit la façon dont les études décrivent le travail collaboratif tel qu’il existe habituellement, autour des objets courants de la pratique et rarement approfondi et centré sur un projet (Letor, 2015).
Il s’agit de dépasser les premiers degrés de l’engagement collectif, allant selon les définitions de l’autocratie à la cohabitation, pour tendre vers la collaboration, la co-élaboration ou encore le partage du pouvoir.
3.3.2 Communauté de pratique et développement des compétences de travail collectif
Dans le cadre d’une formation initiale ou continue, la communauté de pratique constitue un moyen de développer le travail collaboratif et sa culture. C’est sur ce point qu’ont porté les recherches de G. Escalié et S. Chaliès.
La question du dispositif de formation initiale s’est posée quand il s’est agi de rapprocher celle qui relève de l’université de celle qui relève de l’école en elle-même, adossée à la pratique des enseignants stagiaires. Au niveau européen, l’une des réponses envisagées a été celle de l’usage des communautés de pratique. Elle présente trois intérêts, une nature de l’engagement qui ne résulte pas d’une prescription descendante, une place laissée à l’imagination permettant à chacun d’articuler la théorie et la pratique selon sa propre approche, et un alignement qui place les différents membres sur un pied d’égalité. Ce dernier peut toutefois constituer un frein, chacun, universitaire, formateur ou tuteur sur le terrain, risquant de ressentir une perte de reconnaissance de son expertise, de son statut, s’il se place au même niveau que le stagiaire, pourtant professionnel en devenir.
Si la communauté de pratique n’est pas utilisée par la hiérarchie dans un but de management, de partage des connaissances et d’apprentissage, ce qui crée des réticences dans le recours en progression de son usage, elle favorise une prise de confiance de la part de ses membres. Les enseignants novices parviennent grâce à ce dispositif à une ambiance de classe plus sereine. Les échanges qu’ils ont vécus, le retour sur la pratique leur permettent d’avoir une meilleure appréhension du partage et d’oser participer en ayant confiance dans l’écoute qui leur est proposée. Une écoute qui prend en compte leur expérience de terrain et le retour réflexif sur celle-ci. Les uns apprennent de l’expérience des autres et de leur point de vue.
Cette expérience favorise ensuite une facilité et une envie de s’investir de manière constructive dans une collaboration de la part de ceux qui en ont eu l’expérience. Ceci peut marquer un pas vers des dispositifs apprenants (Escalié & Chaliès, 2011) et une évolution de la culture professionnelle des enseignants que nous évoquions précédemment.
Conclusion
La communauté de pratique participe d’une évolution possible de la culture professionnelle enseignante. A partir d’une approche volontaire, elle favorise l’acquisition de compétences permettant d’évoluer vers une organisation apprenante. La recherche s’en est emparé depuis plusieurs années et les organisations lui ont emboîté le pas.
Pour ce qui nous concerne, cette évolution s’inscrit dans la continuité du rapport intitulé Un plan pour co-construire une société apprenante (Taddei et al., 2018). Dans plusieurs territoires, à plusieurs niveaux, l’Education Nationale a favorisé la mise en place de dispositifs apprenants. On peut citer comme exemple celui de l’académie de Dijon devenue académie apprenante. Décliné à plusieurs niveaux, de la circonscription au réseau autour d’un établissement, le concept se développe au sein de différentes académies dont celle de Reims.
Le TraAM constitue une expérience dans la mise en place d’un tel dispositif, une déclinaison de cette volonté de permettre à tous de se former tout au long de la vie. Cela permet également de cerner ce que pourrait être la place des formateurs académiques dans le déploiement de tels dispositifs, sur quels points ils pourraient à leur tour développer des compétences pour permettre aux enseignants de s’intégrer dans cette dynamique. La question du dialogue et de son approche pour qu’il soit constructif ainsi que celle du rôle de facilitateur peuvent constituer des axes de réflexion et de formation, à la suite de Peter Senge et Carl Rogers.
Comme nous l’avons vu, d’autres questions se posent dans l’usage des communautés de pratique comme outil de formation. La recherche permet d’en déterminer les limites et le formateur, dans un rôle de facilitateur et de médiateur, peut y avoir une place à tenir.
Bibliographie :
Bertrand, Y., & Valois, P. (1994). Carl Rogers. In J. Houssaye, Quinze pédagogues : Leur influence aujourd’hui (Armand Colin, p. 242-252).
Conilh, J. (1966). Emmanuel Mounier : Sa vie, son oeuvre (Presses universitaires de France).
Dameron, S., & Josserand, E. (2007). Le développement d’une communauté de pratique : Une analyse relationnelle. Revue française de gestion, 2007/5(174), 131-148.
Direction du numérique pour l’éducation (DNE). (2020). Travaux académiques mutualisés (TraAM) 2020-2021Cahier des charges. Ministère de l’Education Nationale. https://cache.media.eduscol.education.fr/file/TRAAM/17/2/TraAM-Cahier-des-charges2020-2021_1254172.pdf
Dumazedier, J. (2002). Penser l’autoformation : Société d’aujourd’hui et pratiques d’autoformation. Chronique sociale.
Elmore, R. (2019). Leaders of Learning : Les pilotes du changement [Cours en ligne]. FUN MOOC. https://www.fun-mooc.fr/courses/course-v1:USPC+37022+session01/info
Escalié, G., & Chaliès, S. (2011). Vers un usage européen du modèle des communautés de pratique en formation des enseignants. Revue française de pédagogie, 174, 107-118.
Gibert, A.-F. (2018). Le travail collectif enseignant, entre informel et institué (No 124; Dossier de veille de l’IFE). ENS de Lyon.
Harari, Y. N. (2019). Sapiens : Une brève histoire de l’humanité (P.-E. Dauzat, Trad.). Albin Michel.
Héber-Suffrin, C., & Héber-Suffrin, M. (1992). Echanger les savoirs. Desclée de Brouwer.
Leclerc, M., & Labelle, J. (2013). Au cœur de la réussite scolaire : Communauté d’apprentissage professionnelle et autres types de communautés. Education et francophonie, 41(2), 1-9.
Letor, C. (2015). Conditions institutionnelles et organisationnelles d’un travail collaboratif apprenant. In L. Ria, Former les enseignants au XXIe siècle (De Boeck Supérieur, p. 73-92). De Boeck.
Meirieu, P. (1996). Itinéraire des pédagogies de groupe : Apprendre en groupe ? 1. Chronique sociale.
Morsel, J. (2016). En guise d’avant-propos : Les communautés ont quand même une histoire. Questes, 32|2016. https://journals.openedition.org/questes/4324
Mounier, E. (1950). Le personnalisme. PUF.
Nezet, M. (2015). Les communautés de pratique en entreprise sous l’angle de leur animation : Analyse et enjeux. Université de Reims Champagne-Ardenne.
Senge, P. (2015). La cinquième discipline. Eyrolles.
Taddei, F., Becchetti-Bizot, C., Houzel, G., & Naves, M.-C. (2018). Un plan pour coconstruire une société apprenante [Rapport pour la ministre du Travail, le ministre de l’Education Nationale et la ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation].
Wenger, E. (2005). La théorie des communautés de pratique. Presses de l’Université Laval.
-
Étiquette(s) de repérage (mot principal)
-
Droit d'auteur : les contenus sont disponibles sous licence Creative Commons attribution, pas d’utilisation commerciale, partage dans les mêmes conditions ; d’autres conditions peuvent s’appliquer. Voyez les conditions d’utilisation pour plus de détails, ainsi que les crédits graphiques.